El andén Nº5

Post: 15/05/2024

Le Quai Nº5



« C’est sur le quai numéro cinq, à dix-sept heures quarante. Pas une minute avant, pas une minute après. » C’est ce que Rafaela lui avait dit en lui remettant le sac. Le même que Jeremías tenait maintenant serré sous son manteau, avançant dans la gare en bousculant la foule. Il devait monter dans ce train et quitter Montevideo pour le cacher chez sa grand-tante, là-bas, à l’Est. Sous le lit de sa chambre d’enfant, les lattes disjointes offraient la cachette parfaite pour que personne ne retrouve jamais ce qu él contenait.
Jeremías était un homme aux contours usés, avec ce regard inquiet de ceux qui ont passé trop de jours sans faire pleinement confiance à quiconque. Les épaules affaissées, sans doute à force de porter des dettes qui n’étaient pas toujours les siennes, il se déplaçait avec un mélange de hâte et de prudence. Ni criminel ni saint égaré : seulement un homme habitué à marcher dans des endroits où la vérité coûtait toujours un peu plus cher.
Ce soir-là, il s’arrêta à quelques mètres de la porte d’accès, sentant l’immensité de la nef centrale lui tomber dessus. L’air y était froid, métallique, chargé de vapeur et de parfums de départs précipités.
Devant lui, les quais 5 et 6 s’ouvraient comme deux bouches encadrées de colonnes de fer cannelé, dressées telles des sentinelles. Des piliers sombres, massifs, surmontés de globes de lumière laiteuse indiquant chaque voie.
L’accès au quai était barré par une grille à ciseaux de fer, aussi sévère que fonctionnelle, maintenant ouverte et surveillée par le portier. Il ne ressemblait pas à un homme, mais à une pièce de plus dans la machinerie de la gare. Debout à côté du pilier du quai 5, annonçant le train de 17 h 40 pour Punta del Este, il adoptait cette posture raide de ceux qui exercent depuis trop longtemps une petite autorité, mais absolue. Son uniforme bleu nuit, impeccable, sans un pli, était complété par une casquette enfoncée jusqu’aux sourcils qui lui assombrissait le regard.
Jeremías resserra le sac contre son flanc. Pour le reste du monde, cet homme ne contrôlait que l’accès au train ; pour lui, c’était le gardien de sa seule voie d’évasion, un Cerbère aux boutons dorés, capable — il en était sûr — de lire la culpabilité dans les yeux de quiconque tenterait de franchir cette ligne.
Il fit un pas. L’homme le stoppa.
— Billet ou abonnement, s’il vous plaît.
Jeremías tendit son billet. Le portier le vérifia d’un coup d’œil routinier et s’écarta. En franchissant la grille, il sentit qu’il laissait derrière lui quelque chose de plus que la gare : une version de lui-même qui ne reviendrait jamais.
Ses pas résonnèrent sur le béton. Rafaela lui avait juré que c’était là sa preuve d’amour ultime. « 1942 sera notre tremplin vers la liberté », lui avait-elle murmuré. Et Jeremías, cet homme qui se méfiait de tout, avait choisi de la croire.
Il avança entre les voyageurs, esquivant les valises, sentant le poids de cette « dette de vie » qu’il pensait avoir envers elle. Oui, il était devenu un mendiant d’affection, vivant de rencontres furtives et de sexe à la sauvette. Il se souvint de la honte de devoir faire semblant de ne pas la connaître lorsqu’il la croisait au bras de son mari, ou des nuits d’ivresse dans des hôtels miteux pour étouffer l’impuissance. Pourtant, à mesure qu’il se rapprochait du train, il justifiait chaque chute : elle était la seule à l’avoir soutenu dans sa solitude. Qu’il y ait d’autres hommes ne changeait rien : pour lui, Rafaela restait le sens de sa vie. Recife serait leur nouveau départ, loin du passé de Montevideo.
Il consulta sa montre-bracelet : il restait une minute. Il accéléra sans courir. La passerelle du wagon était devant lui, et l’air devint soudain plus dense. Il était à un pas de réussir. Il posa le pied sur la première marche lorsqu’une main ferme le saisit par le bras.
— Excusez-moi, monsieur… Êtes-vous Jeremías Duarte ?
Un coup dans le ventre. Il ne sut dire si c’était la peur ou la surprise. Deux hommes en costume sombre l’encadrèrent, sans lui laisser le moindre espace.
— Vous devez nous suivre, dit l’un d’eux en montrant une carte.
— Non… je… je ne peux pas manquer ce train, balbutia-t-il. De quoi s’agit-il ?
— Juste quelques questions, répondit l’autre, déjà en train de le ramener en arrière, loin de la passerelle.
Ses jambes devinrent lourdes, son souffle court et haché. Il tenta de réfléchir, de se souvenir, de saisir un fil auquel se raccrocher. Mais la foule le poussait de tous côtés, et la gare semblait tourner lentement autour de lui.
Les policiers le tenaient chacun par un bras et le forcèrent à rebrousser chemin jusqu’à un banc de bois près des grilles d’accès.

Et là, elle était assise.

Jeremías resta figé, incapable de comprendre. Était-ce elle ? Dans son regard, il y avait une froideur inconnue qui le glaça. « C’est mon imagination », pensa-t-il, s’agrippant à l’excuse qu’elle invoquait toujours, lorsque lui-même doutait de ses mensonges ou de ces voix d’hommes qu’il croyait entendre au téléphone.
« Je dois me tromper… »
Mais la silhouette sur le banc leva les yeux, désigna Jeremías et brisa le silence.
— Dans le sac, dit Rafaela aux policiers. L’arme est dans le sac, sous le manteau.

Et à cet instant, l’esprit de Jeremías se fissura.
Il ne sut plus qui avait tenu l’arme, cette nuit-là.
Ni même si celui qui avait tiré… c’était lui.

Claudio Moreno.-